La convivialité dans L’été du chirurgien de Mohammed TAAN

29/9/2015
العدد الواحد والاربعون نيسان -2020

Un repas de pain et deau fraîche pris dans lharmonie et la saine convivialité vaut mille fois le plus merveilleux festin pris dans lanimosité et sous la tension

Daniel DESBIENS

La convivialité, mot dérivé du latin convivium, et qui désigne «repas en commun»

C’est un néologisme, créé par Jean Anthelme Brillat-Savarin, qui apparaît dans sa Physiologie du goût (1825) pour désigner «le plaisir de vivre ensemble, de chercher des équilibres nécessaires à établir une bonne communication, un échange sincèrement amical autour d’une table.(2)

En 2005, le sociologue Jean-Pierre Corbeau l’interprète comme « le plaisir de vivre ensemble, de chercher des équilibres nécessaires à établir une bonne communication, un échange sincèrement amical autour d’une table ». La convivialité correspond, selon lui, au processus par lequel on développe et assume

son rôle de convive. La convivialité est alors indissociable de la commensalité (simple fait de partager un repas) à laquelle elle se superpose.(3)

Pour être plus précis, selon Le petit Larousse, la convivialité signifie: « la capacité d'une société à favoriser la tolérance et les échanges réciproques des personnes et des groupes qui la composent. »(4)

            Durant une émission télévisée avec Karen Boustani sur MT, Mohammad Taan donne son avis à propos de la convivialité dans son pays Natal : « Moi, le Liban auquel je crois et le Liban que nous voulons, doit être le Liban de la vraie convivialité. Au Liban, nous avons désespérément besoin du Dieu unificateur. Ces 18 communautés religieuses ne sont pas un handicapes, mais au contraire je les considère comme un vrai trésor pour notre pays. »

            Docteur Taan applique son point de vue dans son roman, L’été du chirurgien dans lequel, le Liban s’est engagé dans une forme d’ «une guerre confessionnell », qui a largement contribué à la fragilisation de l’unité nationale.

            Les actions de ce roman se déroulent en été 1982 où, Tarek, chirurgien au Liban, tombe amoureux d'une pianiste, Racha. Mais dans Beyrouth dévasté par la guerre civile, cet amour partagé peut-il durer ? Le chirurgien et son ami intime, le docteur Roger, anesthésiste, tentent de sauver les blessés qui affluent à l'hôpital du Secours Populaire, victimes des combats absurdes et meurtriers entre les milices libanaises chrétiennes et musulmanes dont les civils sont souvent les victimes. C'est lors de l'invasion israélienne que dans le Sud, non loin de Beyrouth assiégé, les deux médecins et la pianiste accompliront leur destin. Ce roman est un témoignage sur la condition humaine en temps de guerre, avec ses lâchetés, ses petitesses, ses noblesses, ses dévouements sans limite, et un vibrant plaidoyer pour la paix.

            L’enjeu «narratologique» généré par la guerre, représente la situation existentielle qui déclenche l’interrogation sur l’être et sur ses valeurs transcendantes. Confronté à cette situation, le héros Taanien renonce et, se retirant loin de la réalité et des hommes, toute son activité intérieure est absorbée par son existence piégée, dans le labyrinthe de sa problématique existentielle. Celle-ci ne se pose pourtant pas comme une interrogation sur la vérité de l’être puisqu’il n’existe qu’une vérité prédéterminée à laquelle participent tous les hommes. L’individu n’a pas à forger lui-même son identité ni le sens de sa vie. Il les accomplit dans la mesure où il adhère aux transcendances préexistant également dans sa propre nature et dans le monde, et il lui suffit d’accueillir cette vérité universelle dont lui-même, les autres et le monde physique sont des témoins toujours disponibles.

            C’est en accueillant la vie telle qu’elle est que Tarek s’approprie la totalité de son être. Pourtant, il est libre et ses choix peuvent l’asservir à la finitude corporelle ou l’élever vers la conquête de sa valeur spirituelle infinie. D’après cette philosophie qui fonde l’expérience Taanienne, la guerre et les misères sont des désordres intrinsèques au monde physique. Elles ne seraient irrémédiables que si elles arrivaient à ébranler l’être-soi-même et à se transmuer en désordre moral et en angoisse. En la présence de la guerre, l’homme serait acculé à l’impasse de ses conditions physiques s’il n’arrivait pas à raffermir ses relations transcendantales à l’ordre total auquel il aura accès par la seule voie de l’amour. Cet amour de soi-même, des autres, de l’humanité entière, de la vie et de Dieu devient dans L'été du chirurgien la forme suprême de la convivialité humaine. Ce concept apparait dès le début du roman durant la présentation de Tarek :

            Il devait faire abstraction de ses convictions concernant cette guerre fratricide, au moins par civisme, par devoir envers ses compatriotes, victimes des atrocités. Il ne pouvait chasser de son esprit les scènes horribles que diffusait le journal télévisé qu’il suivait avec assiduité. Un vrai carnage de civils tombés innocemment. Que des miliciens meurent, cela pouvait se concevoir puisqu’ils s’entretuaient. Par contre, quand il s’agissait de civils qui n’y étaient pour rien, cela le torturait, le secouait. Il était touché au plus fond de son être. Et c’était pour eux qu’il avait décidé de rentrer. Il ne voulait pas se détester, se sentir lâche. Une sorte d’amour propre le rongeait.(5)

            La voie de l’amour continue au-delà de la confession et de toute discrimination religieuse. Les certitudes de Tarek, concernant son amour pour Racha, sont cependant mises à une rude épreuve.

Instinctivement, il serra Racha très fort contre lui, et quand l’incident prit fin, il éprouva du plaisir à la garder dans ses bras encore quelques instants. Elle ne disait rien. Elle éprouvait le même plaisir à se réfugier contre son corps. Ils ressortirent la main dans la main, effrayés à l’idée qu’un autre obus puisse s’envoler ou qu’une riposte se prépare. Leur appréhension était justifiée : un bruit d’obus se fit entendre, moins violent que le précèdent.(6)

             Les quelques jours passés avec sa bienaimée les unissent «dans une sorte d’amour tendre et naïf qui les dépouillait de leur différence religieuse». L’émerveillement de la découverte du sentiment amoureux crée dans l’âme du chirurgien l’impression d’une concordance spontanée entre la convivialité et l’amour idéalisé de la femme.

Jamais deux personnes ne s’étaient senties si proches l’une de l’autre et n’avaient éprouvé le besoin l’une de l’autre comme ce fut le cas entre le chirurgien et la pianiste.(7)

            Cependant, ce qui rend problématique la reconnaissance d’une vérité si évidente, c’est la constitution double de l’homme qui est à la fois un être physique et spirituel. L’existence corporelle de l’individu se déroule immanquablement sous l’emprise de sa relativité et de sa finitude ; elle est en proie au changement, à la temporalité et à la contingence. Elle est source d’inquiétude et de confusion tant que l’homme n’a pas accédé à la globalité de son être, c’est-à-dire à la compréhension et à l’acceptation de sa double dépendance à l’ordre physique et à l’ordre absolu. Selon cette philosophie de

l’être, la guerre et la mort sont des désordres, des aspects de la dégradation qui affecte nos modes d’être et qui s’impose à nous au même titre que tous les maux et toutes les contraintes intrinsèques de l’existence substantielle des humains.

            En tentant d’explorer les « identités meurtrières» de ces ethnies, Amin Maalouf évoque cet aspect dialectique :

On donne souvent trop de place à l’influence des religions sur les peuples et leur histoire, et pas assez à l’influence des peuples et de leur histoire sur les religions. L’influence est réciproque, je le sais ; la société façonne la religion qui, à son tour, façonne la société.(8)

            Nous pouvons dire ici que la «maturité» intellectuelle et sociale du héros Taanien est le fruit de la compréhension de cette réalité sociale complexe qu’il découvre progressivement, mais empiriquement en aval des déceptions et des bouleversements qui chargent son existence. Sa philosophie parait clairement durant sa conversation avec son ami Roger :

Tarek prit un temps de réflexion avant de reprendre le cours de ses, propos, en philosophe :

_bon, suppose que je me convertisse au christianisme avant d’aller à l’Est serais alors censé être en sécurité, à l’abri de la mort !

_ bien sûr !, affirma Roger

il reprit sur un ton moqueur

_ mais tu ne peux pas garder le prénom de Tarek… Tarek ça résonne plutôt musulman

_ oui, je changerais de prénom et deviendrais, disons, Michel, et je me ferais faire une nouvelle carte d’identité. Je garderais l’ancienne carte et ainsi je pourrais me déplacer entre les deux secteurs en toute sécurité: juste en présentant aux barrages des milices la carte adéquate !(9)

            Au Liban, chrétiens et musulmans partagent plus qu’ils ne croient des modèles communs de comportement et de pensée ; les premiers sont plus arabisés et les second plus occidentalisés qu’ils ne le pensent. La preuve en est qu’à certains égards, un libanais chrétien se sent plus d’affinités avec son compatriote musulman qu’avec son coreligionnaire syrien ou égyptien. Et si l’on veut tenir compte des différenciations de la culture libanaise en fonction de l’appartenance de classe et de l’appartenance régionale, il faut dire que, sous certains aspects, il y a plus d’affinités entre le citadin chrétien et le citadin musulman qu’entre le citadin chrétien et son coreligionnaire montagnard ; plus d’affinités entre le bourgeois chrétien et le bourgeois musulman qu’entre le bourgeois chrétien et son coreligionnaire ouvrier.(10)

            Le théologien Michel Hayek écrit d’une manière intransigeante qu’il «n’y a pas de libération possible à l’homme arabe sans une libération de l’hypocrisie de la religiosité confessionnelle »(11)

            La pensée de Taan dans L’été du chirurgien envisage plus ou moins la laïcité. Celui-ci ne la nomme pas d’une manière explicite, et y fait allusion dans le cadre de son apposition au confessionnalisme qui empêche, à son sens, l’être humain de s’épanouir, qui l’affadit et qui est l’un des problèmes majeurs du Liban. Face à cette impasse, Taan conçoit le Liban comme «une patrie du pardon humain et de la foi divine, un pays areligieux qui s’appuie sur une foi dont les fondements ne sont pas le fanatisme confessionnel, lequel est le plus odieux aspect de la religiosité, mais une confiance que la vérité est victoire, parce qu’il suffit à la vérité d’être pour vaincre, même si les concepts se sont temporairement renversés ».

            Le conflit intellectuel entre la convivialité et la guerre mène les personnages principaux à leur destin fatal à la fin du roman, Tarek après la perte de sa bienaimée et de son ami intime suit le même parcours vers son destin final :

Il savait que la capitale ne pouvait être son refuge, cependant il continua sa route. Il ne put résister à la force qui le poussait dans cette direction. Il croisait sur son chemin des soldats israéliens allant et venant dans leurs véhicules militaires.il commença à prendre conscience du fait qu’ils étaient pour quelque chose dans la perte de Racha. Ceci le poussait à rouler dans ce sens(12)

Il mourut. Mais auparavant, il avait eu l’extrême plaisir de voir le curé se retourner vers lui sous ses suppliques, il put alors revoir le visage de son père.(13)

            L’image du destin se démarque du caractère religieux pour figurer, de plein droit, parmi les représentations collectives ou, plus précisément, ce que Marc Augé appelle «l’imaginaire et la mémoire collectifs». Et d’ailleurs, il ne s’agit pas dans cette fiction d’une opposition entre le choix du ’héros et la volonté divine. C’est plutôt l’opposition à une convention sociale dite « le sort », qui devient « une philosophie », c’est-à-dire une vision plus ou moins méthodique du monde et des problèmes de la vie, plus proche de la sagesse populaire et dont la fonction, explicitée dans l’extrait précité, est de s’adapter à la réalité. Ainsi, nous pouvons déduire que ce roman développe l’illusion d’une fatalité ayant en l’humain ses agents et ses finalités, plutôt que la fatalité du monde tragique. Et d’ailleurs, le développement de la fiction replace dans un contexte purement humain et social les conflits qui semblent, dans la situation initiale, relever du tragique. Le vrai tragique unit en lui, selon Georg Lukacs, «tout aussi bien les voix intérieures de la raison humaine - qui ont besoin d’une réfutation tragique- que les voix supérieures d’un destin qui transcende la raison». Par contre, il s’agit dans L’été du chirurgien des voix d’une société qui se fait fatalité par le cloisonnement de ses constructions culturelles et idéologiques.et cela apparait à la fin du roman dans la mort de Tarek.

            La convivialité «affirme que l’être humain, est une valeur absolue pour l’État et ses institutions et pour la religion et ses institutions… il est le but final de toutes les institutions religieuses et civiques, et l’échelle absolue pour y opérer des changements…

L’enjeu consiste pour Taan à maintenir la richesse culturelle religieuse libanaise en l’inscrivant dans un cadre non confessionnel, meilleur pour le citoyen, voire purificateur pour les confessions.

            Taan est persuadé que la convivialité est possible pour l’islam qui «est aussi habilité et disposé que la chrétienté à suivre l’évolution des sociétés pluralistes et à promouvoir un régime politique des États où l’élément religieux, loin d’être une entrave au progrès ou un motif de domination des uns par les autres, devient au contraire un facteur puissant d’égalitarisme et de liberté». C’est dans cette optique qu’il exhorte

les chrétiens à s’engager davantage auprès des musulmans, afin de préconiser la lutte de l’homme pour l’homme en faisant appel au besoin aux valeurs humanistes des religions monothéistes pour les défendre contre leurs tentations intégristes». Le combat citoyen des chrétiens et des musulmans pour l’homme Libanais est une condition incontournable pour la convivialité des religions, et le meilleur antidote contre toute forme de confessionnalisme.

            Et enfin, monsieur TAAN, vous ne portez pas seulement ce pays dans votre cœur et dans votre esprit mais aussi dans votre engagement littéraire.

Footnotes

1) Hamid Atef AWWAD

Date et Lieu de naissance : 13-08-1986 Borj Al Barajneh

Situation familiale : Célibataire

- 2011- présent : Enseignement dans des sessions de remise à niveau linguistique à l’Université Libanaise

- 2014- présent : enseignant universitaire associé au département de langues et littérature françaises à l’Université Islamique du Liban.

FORMATION

2014 2015 : Doctorat en langue et littérature françaises de l’Université Libanaise – École doctorale. Titre de la thèse : « Modernité et changement dans L’Assommoir, Nana, Greminal d’Emile ZOLA et La trilogie du Caire de Naguib MAHFOUZ (Étude comparative) ». Cette étude est sous la direction de madame le professeur Asma CHAMLY-HALWANI.

2011-2012 : DEA en langue et littérature françaises de l’université Saint-Esprit de Kaslik ; titre du mémoire : La révolution historique et sociale dans Germinal d’Émile Zola et Impasse des deux palais de Naguib Mahfouz.

2007-2008 : Licence en langue et littérature françaises de l’Université Libanaise - section IV Béqaa

CONNAISSANCES

Langues parlées : arabe - français - anglais

FORMATIONS ET COLLOQUES

- Session en langue française parlée de l’établissement des sciences artistiques et professionnelles- Zahlé en Janvier 2008

- Formation à l’approche actionnelle organisée conjointement par le bureau des langues étrangères de l’Université Libanaise et l’institut français du Liban du 10 au 14 septembre 2012 à Beyrouth

- Participation au master class « méthodologie de la recherche et culture numérique » du 18 au 20 juin 2014 organisé par l’institut français du Liban en partenariat avec l’Université Sorbonne nouvelle - Paris 3, l’Université Libanaise, l’Université Saint-Joseph, l’Université Saint-Esprit de Kaslik et l’Agence Universitaire de la Francophonie

- Participation à la journée littéraire autour de l’auteur francophone Mohammed TAAN à l’Université Islamique du Liban. Titre de l’intervention : La convivialité dans L’été du chirurgien de Mohamed Taan

2) Daniel DESBIENS, Maximes d’aujourd’hui, Auteur et auto-éditeur: Daniel Desbiens, 2008, p.4

3) http://fr.wikipedia.org/wiki/Convivialité

4) Valérie CAPDEVILLE, « Convivialité et sociabilité : le club londonien, un modèle unique en son genre ? », Revue 5 Lumières, 21, (Presses Universitaires de Bordeaux)

5) http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/convivialité.

6) Mohammed TAAN, L’été du chirurgien, L’Harmattan, 2001, p.12

7) Ibid, p.61

8) Ibid, p.63

9) Amin MAALOUF, Les Identités meurtrières, Le Livre de poche, 2001, [Grasset & Fasquelle, 1998], p. 110.

10) L’été du chirurgien, op.cit, p.147-148

11) La littérature francophone de Machrek, Anthologie critique, deuxième édition revue et augmentée, sous la direction de Katia HADDAD, Presses de l’Université Saint-Joseph, 2008, p.123.

12) Antoine FLEYFEL, “Laïcités et revendications citoyennes des chrétiens d’Orient. Le cas libanais”, Perspectives & Réflexions, Publication de L’Œuvre d’Orient, 2013, p.41-52.

13) L’été du chirurgien, op.cit, p.232

 

Ibid, p.233